Louis Jules Gruey fut le premier directeur de l’observatoire de Besançon et son principal concepteur. Il est également connu comme le concepteur du cadran analemmatique installé devant l’observatoire. Un hommage récent lui a été fait dans sa commune de naissance avec l’inauguration d’une réplique de ce cadran analemmatique.
C’est en 1878 que Jules Ferry, ministre de l’instruction publique signe le décret autorisant la création de l’observatoire de Besançon. Le but principal de ce nouvel observatoire est de servir l’industrie horlogère locale grâce à un service de chronométrie alimenté par des observations précises à la lunette méridienne.
Le premier projet architectural est basé sur un bâtiment unique avec une seule coupole, ne laissant que peu de place à l’observation. Des conflits avec la municipalité retardent le projet. La nomination de M. Saint Loup à la direction de l’observatoire déclenche une forte opposition. En effet, celui-ci étant titulaire de la chaire de mathématiques appliquées, croyait plus à la théorie qu’aux observations et a traîné des pieds, retardant le projet d’observatoire. Il finit par démissionner et c’est finalement Louis Jules Gruey qui est officiellement nommé directeur de l’observatoire, en 1883, et qui obtient parallèlement la chaire d’astronomie, nouvellement créée à la faculté des sciences de Besançon.
Premier projet architectural de l'observatoire de Besançon (abandonné)
Louis Jules Gruey est né en 1837 à Jancigny, petit village de Côte d’Or, à l’ouest de la vallée de la Saône, pas très loin de Gray. Fils de cultivateur, il se révèle être un élève excellent, à tel point qu’il entre à l’école normale supérieure à 22 ans. Il passe l’agrégation de mathématique et enseigne quelques années dans divers lycées en Bourgogne. Il obtiendra plus tard un doctorat en sciences physiques. En 1865, Gruey devient astronome adjoint à l’observatoire de Paris, sous la direction du prestigieux Urbain Le Verrier, successeur de François Arago, et découvreur de la planète Neptune par l’étude des perturbations de l’orbite d’Uranus. Le Verrier dirige l’observatoire de façon tyrannique et se montre colérique et injuste avec le personnel de l’observatoire, y compris les astronomes et techniciens. Gruey, alors jeune astronome, devient vite le souffre-douleur de Le Verrier, à tel point qu’il renonce à cette carrière et démissionne en 1869. Il devient professeur de mathématique en lycée, à Clermont-Ferrand et Dijon, puis revient à l’astronomie en accédant à une carrière universitaire pendant six ans avant d’être enfin nommé à Besançon.
Dès sa nomination à la tête de l’observatoire et avant même la pose de la première pierre, Gruey part en voyage pour visiter plusieurs observatoires européens, afin d’identifier les moyens adéquats et les pratiques efficaces à mettre en place à Besançon. L’observatoire sort de terre entre 1883 et 1885 au sommet de la colline de La Bouloie, mais de nombreuses malfaçons dans les bâtiments vont retarder la fin du chantier, qui ne sera signée qu’en 1889 !
Chaque bâtiment de l’observatoire est construit séparément pour minimiser les perturbations ; le socle de la lunette méridienne est ancré sur la roche à neuf mètres de profondeur et isolé du reste du bâtiment. L’observatoire est inauguré avec trois services initiaux : le service astronomique est doté d’un équatorial coudé de 330 mm de diamètre, d’un équatorial de 210 mm, d’une lunette altazimutale de 100 mm et d’une petite lunette méridienne de 50 mm. Le service météorologique est équipé de thermomètres, baromètres, anémomètres, etc. Et le service de chronométrie s’organise autour de la grande lunette méridienne et d’une pendule astronomique de précision. La pendule est resynchronisée à partir des observations du passage au méridien des étoiles, et un signal électrique est diffusé par télégraphe aux horloges de la ville. Le service de chronométrie s’occupe également de délivrer des certificats, appelés « bulletin de marche » aux chronomètres produits par les horlogers locaux, après les avoir soumis à de sévères tests en température. Aujourd’hui encore, seuls trois établissements dans le monde sont habilités à décerner ces certificats : Genève en Suisse, Glasshütte en Allemagne et Besançon en France.
Louis Jules Gruey s’intéressera à plusieurs sujets scientifiques et publiera des études sur les gyroscopes, sur les perturbations des petites planètes, et sur divers instruments ou accessoires utilisés dans les observatoires. Au tournant du 20e siècle, Gruey découvre le grand cadran solaire analemmatique de Dijon, installé dans le parc de la Colombière. Gruey a peut-être été introduit à ce cadran par Alexis Perrey qui était alors directeur de l’observatoire de Dijon et qui avait été son professeur. Le cadran de Dijon, tracé au sol, comporte des plots horaires disposés selon une ellipse, et une ligne de date au centre, graduée de signes zodiacaux. Créé en 1827 par l’architecte Caumont, le cadran était initialement installé au jardin d’Arcy au centre de Dijon, mais des travaux d’assainissement de la ville l’avaient fait déplacer en 1854 à la Colombière. Caumont s’était lui-même inspiré des travaux de l’astronome Jérôme De Lalande qui avait établi la première théorie mathématique sur les cadrans analemmatiques à l’occasion de la restauration du cadran de l’Abbaye de Brou en 1757. L’origine de ce type de cadran analemmatique est un peu floue puisqu’on attribue à Vaulézard en 1640 la première description géométrique du cadran analemmatique, mais le cadran de Brou date lui-même de 1513 ! Il est en fait probable que le premier cadran installé sur site n'était pas un analemmatique mais un simple gnomon planté verticalement au sol. La transformation en analemmatique aurait été faite au cours du 17e siècle, par l’architecte dijonnais André Colombain. Il y a donc une filiation particulière entre Brou, Dijon, et Besançon.
Gruey est intrigué par le cadran mais n’est pas convaincu par le texte de Lalande. Il écrit donc en 1902 une nouvelle théorie du cadran analemmatique, aujourd’hui considérée comme plus simple et plus intuitive que celle de Lalande. Gruey décide de créer un cadran analemmatique devant l’observatoire de Besançon en 1902. C’est donc le troisième cadran de ce type construit en France, et probablement dans le monde !
Malheureusement, Gruey meurt brutalement en novembre 1902, d’un coup de révolver tiré « accidentellement » par sa femme. C’est la fin d’une carrière prometteuse et le début de l’oubli du cadran analemmatique. Les guerres et le désintérêt pour le cadran vont le faire disparaître sous les herbes hautes, et ce n’est qu’en 1974 qu’il sera redécouvert par le jardinier René Détouillon. Très abimé par le gel et le passage, les pierres de l’ellipse et de la ligne des dates sont fracturées et éparpillées.
Il faudra attendre 2004 pour que le cadran restauré soit inauguré par Françoise Suagher, présidente de l’Association Astronomique de Franche-Comté en présence du président de région Raymont Forni et de représentants de la Fondation du Patrimoine, de l’université, de l’observatoire et d’un public nombreux.
L’équipe municipale de Jancigny, le village natal de Louis Jules Gruey, souhaitant rendre hommage à Gruey a décidé en 2017 de faire réaliser une réplique du cadran analemmatique de l'observatoire de Besançon et de l’installer au centre du village, à l’emplacement précis où s’élevait jadis la maison familiale des Gruey. L’association Les amis du patrimoine de Jancigny, qui avait lancé la restauration de l’église datant du 13e siècle, a pris en main ce projet. En recherchant des informations sur le cadran analemmatique de Besançon, ils ont identifié mon site internet et ont pris contact avec moi pour les guider dans les aspects techniques. J’ai donc réalisé fin 2017 un dossier technique complet, en recalculant le cadran pour la latitude exacte de Jancigny et en expliquant tous les détails nécessaires à la réalisation du cadran. Ce n’est qu’au printemps 2019 que j’ai appris que le projet était toujours actif et qu’ils espéraient le terminer pour l’été.
L’inauguration a finalement été programmée pour le 3 août 2019, le week-end de la Nuit des étoiles. Le jour dit, sous un soleil éclatant, l’inauguration officielle a eu lieu en présence du maire et de son équipe, de représentants du département et de la région, et devant un parterre d’une soixantaine de personnes. La commune m’avait invité à faire le soir une conférence sur la mesure du temps et les cadrans solaires. La soirée s'est poursuivie tard par une observation des étoiles et des planètes, animée par la Société des Sciences du Mirebellois.
Le cadran de Jancigny reprend les dimensions et le design du cadran de Besançon mais adapté pour la latitude de Jancigny. Il est installé sur une esplanade en graviers, en face l’église et à côté du cimetière où Louis Jules Gruey repose. Les pierres du cadran ont été taillées par un artisan et un panneau expliquant le fonctionnement de la ligne de date a été installé devant la ligne de dates, comme à Besançon. La seule différence avec le cadran de Besançon réside dans la numérotation des heures solaires, qui sont à Jancigny avec 12h côté Nord au méridien, ce qui est le cas normal, alors qu'à Besançon on a 12h côté Sud, pour correspondre à l'usage en vigueur à l'époque dans les observatoires d'avoir 0h en pleine journée, pour éviter un changement de date en pleine nuit pendant les observations.
Les cadrans analemmatiques sont relativement rares, mais la région Bourgogne-Franche-Comté en compte plusieurs exemplaires, dont deux des trois plus anciens, celui de Dijon (1827) et celui de Besançon (1902) – le plus ancien n’étant pas très loin, dans l’Ain au monastère de Brou. Plusieurs cadrans analemmatiques modernes sont visibles dans la région : celui de Jancigny (2019), celui de l’Espace Mulheim à Gray (1978), celui de l’Abbaye de Bussière-sur-Ouche (1988), sans compter le cadran, aujourd’hui disparu, qui était installé au Lycée Jules Haag de Besançon.
Il faut rendre hommage à l’équipe municipale de Jancigny d’avoir choisi d’investir dans un « monument » qui célèbre la science et l’un de ses serviteurs. Ce nouveau cadran ajoute un point d’intérêt à la région et à la commune, aux côtés des lavoirs et des chapelles.
François Blateyron
François Vernotte et Laurent Poupard, L’observatoire de Besançon et la mesure du temps